Prescription décennale et expertise judiciaire

Civ. 3ème, 19 mars 2020, pourvoi n°19-13.459 (P+B+R+I)

Par un important arrêt rendu le 19 mars 2020, la Cour de cassation rappelle plusieurs règles cruciales relatives au droit de la responsabilité des constructeurs, et à la prescription de l’action en la matière.

En l’espèce, la société Bouygues Immobilier, chargée de travaux de construction sur un terrain appartenant à un couple de particuliers, avait confié la réalisation de travaux de VRD (voies et réseaux divers) à une société tierce, la société STPCL. La société Bouygues avait agi elle-même comme maître d’ouvrage.

A la suite de retards et désordres, les propriétaires du terrain avaient demandé une expertise judiciaire à la fois contre Bouygues et contre STPCL, par assignation du 25 mars 2010. L’expert avait déposé son rapport le 25 octobre 2011.

La Cour régulatrice rappelle tout d’abord que la responsabilité ou « garantie » décennale n’est applicable qu’à compter de la réception de l’ouvrage. En l’absence de réception, cette garantie ne s’applique pas et c’est donc la responsabilité contractuelle de droit commun (qui suppose la démonstration d’une faute du constructeur, d’un préjudice du maître d’ouvrage et d’un lien de causalité) qui s’applique.

En l’espèce, Bouygues Immobilier n’avait pas réceptionné les travaux de la société SPTCL et ne disposait donc que d’un délai de 5 ans, et non pas 10 ans, pour agir contre ce constructeur (que ce soit en application de l’article 2224 du code civil ou L.110-4 du code de commerce).

Ensuite et surtout, la Cour de cassation souligne les conséquences d’une demande d’expertise in futurum, avant tout procès, sur l’interruption ou la suspension du délai de prescription.

En l’espèce, les propriétaires du terrain avaient demandé une expertise judiciaire tant à l’encontre de la société Bouygues Immobilier que contre la société STPCL, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Or, Bouygues Immobilier n’avait elle-même formé aucune demande d’expertise contre STPCL, puisque l’expert avait été désigné à l’égard de toutes les parties (les propriétaires, Bouygues Immobilier et STPCL).

Or, rappelle la Cour de cassation, le caractère interruptif de prescription de la demande d’expertise, puis la suspension de la prescription pendant les opérations d’expertise, ne profitent qu’au créancier (de l’obligation de réparation) qui a pris l’initiative de la mesure d’instruction.

En effet, la demande d’expertise, à condition qu’elle soit accueillie, fait repartir à zéro le délai d’action en responsabilité (interruption), et ce délai est gelé (suspension) pendant toute la durée des opérations d’expertise.

Mais la règle ne profite qu’à la partie qui a demandé la mesure d’instruction, et pas à toutes celles qui ont participé à l’expertise si elles n’ont rien demandé elles-mêmes.

Ainsi, quand bien même l’expertise mettait en présence l’ensemble des parties concernées, il appartenait à Bouygues Immobilier d’assigner elle-même STPCL en extension à son égard de la mesure d’instruction, pour interrompre puis suspendre le délai de prescription.

En l’absence d’une telle assignation, l’action en responsabilité formée par Bouygues, le 14 décembre 2015, soit plus de 5 ans après qu’elle a connu les désordres, a été déclarée irrecevable par la Cour de cassation. L’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui avait jugé le contraire, est ainsi censuré.

La solution n’est pas nouvelle et résultait d’un arrêt du 31 janvier 2019 (Civ. 3ème, 3 janv. 2019, pourvoi n°18-10.011, publié au Bulletin), que Bouygues Immobilier et son conseil ne pouvaient évidemment pas connaître lors de l’expertise menée en 2010…

En pratique, chaque constructeur ou intervenant à une opération de construction doit donc être vigilant. Lorsqu’une expertise judiciaire est sollicitée, il devra s’assurer d’appeler lui-même aux opérations d’expertise l’intervenant (constructeur sous-traitant, assureur…) contre lequel il pourrait vouloir ensuite agir au fond. Et ce, quand bien même cet intervenant serait déjà partie à l’expertise, en y ayant été attrait par une autre partie.

Loi Carrez et preuve judiciaire de la superficie du bien vendu

Civ. 3ème, 5 mars 2020, pourvoi n°19-13.509 (P+B+I)

L’action en réduction du prix de vente sur le fondement de la loi Carrez (article 46 de la loi du 10 juillet 1965 résultant de la loi du 18 décembre 1996) impose à l’acquéreur de prouver que la superficie du bien qu’il a acheté (un lot de copropriété) est inférieure de plus d’un vingtième (5%) à celle qui lui a été garantie par le vendeur.

Habituellement, l’acquéreur qui veut aménager les lieux s’aperçoit que la superficie réelle semble inférieure à celle qui lui a été vendue, et fait réaliser un nouveau métrage par un diagnostiqueur ou un géomètre-expert. Si ce métrage confirme ses soupçons, il demande amiablement une réduction du prix au vendeur (s’il en a encore le temps). En cas d’échec de cette tentative amiable, l’acquéreur dispose théoriquement d’une option : soit il demande une expertise judiciaire (tout en agissant au fond pour demander la réduction du prix), soit il agit directement en réduction du prix, sans passer par l’étape d’une expertise judiciaire, s’il estime disposer de preuves suffisantes de l’insuffisance de superficie.

On ne saurait que trop recommander de solliciter une expertise judiciaire, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile (mais en agissant immédiatement après en réduction du prix, quitte à demander un sursis à statuer au juge du fond, car la demande d’expertise n’interrompt ni ne suspend le délai de forclusion de l’action, qui est d’une année à compter de la vente).

Ce n’est pas l’option qu’a choisie l’acquéreur dans les faits ayant donné lieu à l’arrêt du 5 mars 2020. Fort de deux métrages amiables réalisés à sa demande, établissant que la superficie réelle était inférieure de plus de 5% à la superficie vendue, le vendeur avait directement agi en réduction du prix de vente.

Son action avait été rejetée par la cour d’appel de Toulouse au motif que les éléments de preuve produits aux débats (les deux métrages amiables) n’avaient pas été établis contradictoirement (en présence de toutes les parties et signé par elles).

En effet, le juge ne peut fonder sa décision sur un rapport d’expertise amiable qui n’a pas été établi de manière contradictoire. Cependant, comme le rappelle la Cour de cassation, la règle ne vaut qu’en présence d’un élément de preuve unique. Dès lors que plusieurs éléments de preuve, même non contradictoires, sont produits par une partie, et peuvent être discutés contradictoirement dans le cadre du débat judiciaire, le juge ne peut les écarter et peut fonder valablement sa décision sur ces pièces.

En l’espèce, la cour d’appel était bien saisie de deux métrages amiables réalisés à la demande de l’acquéreur, ce qu’elle avait constaté. Elle ne pouvait donc écarter ces pièces et devait statuer sur la demande de réduction du prix. La solution aurait été différente s’il n’y avait eu qu’un seul métrage amiable effectué à la demande de l’acquéreur.

Dispense d’autorisation du syndic pour agir en défense

Civ. 3ème, 27 févr. 2020, pourvoi n°19-10.887, P+B+I

Pour agir en justice, le syndicat des copropriétaires (la copropriété) doit être représenté par son syndic. Le syndic doit lui-même, sauf exceptions, avoir été habilité par l’assemblée générale des copropriétaires pour agir au nom du syndicat. Cette règle est posée par l’article 55 du décret du 17 mars 1967, modifié en dernier lieu par le décret du 18 septembre 2019.

Rappelons que le syndic peut être dispensé d’autorisation dans certains cas et notamment :

  • Pour une action en recouvrement de créance ou la mise en œuvre de mesures d’exécution forcée (mais il devra être habilité s’il s’agit d’une saisie de lot de copropriété) ;
  • Pour obtenir une mesure conservatoire ou agir en référé ;
  • Pour défendre à une action en justice intentée contre le syndicat.

Par son arrêt du 27 février 2020, la Cour de cassation vient confirmer l’extension du champ de l’exception portant sur ce dernier cas, à savoir la défense à une action dirigée contre le syndicat.

Dans cet arrêt, en effet, le syndic ne s’était pas contenté de défendre à l’action dirigée contre le syndicat par un copropriétaire se plaignant d’infiltrations depuis la toiture-terrasse, mais avait également appelé en garantie l’assureur de la copropriété. Or, pour cet appel en garantie, le syndic avait nécessairement introduit une action, au fond, et l’avait fait sans habilitation de l’assemblée générale.

Par l’arrêt évoqué, la Cour de cassation énonce que « le syndic n’a pas à être autorisé par l’assemblée générale des copropriétaires pour défendre à l’action introduite à l’encontre du syndicat et former une demande en garantie contre l’assureur de la copropriété ».

La nouveauté porte sur le membre de phrase souligné, qui n’est pas visé par l’article 55 du décret au titre des exceptions admises pour la dispense d’habilitation.

La Cour de cassation permet ainsi au syndic d’attraire l’assureur de la copropriété à l’instance, sans perdre le temps d’une demande d’habilitation (qui peut être régularisée en cours d’instance). La solution n’est pas totalement nouvelle. Comme le souligne la Cour de cassation elle-même dans son arrêt, elle avait été admise auparavant, par un arrêt non publié rendu en 2004 et par un arrêt publié plus ancien, rendu le 7 janvier 1981, à l’égard de l’appel en garantie à l’encontre d’un copropriétaire ou d’un architecte.